woensdag 13 januari 2010

La votation suisse et l’hypocrisie européenne

La votation suisse et l’hypocrisie européenne
Fr. Édouard-M. Gallez, f j

Par un référendum appelé chez eux « votation », le 29 novembre dernier, les Suisses décidaient majoritairement de ne plus permettre la construction de nouveaux minarets sur le territoire helvétique. Qu’on le veuille ou non, de telles constructions constituent une présence dans l’espace public qui n’est pas simplement locale ; il ne paraît donc pas extravagant a priori que le public soit consulté. Or l’idée même d’un tel référendum avait déjà suscité une vague de condamnations de la part des grands médias, et ses résultats positifs furent blâmés, et cela au nom de la liberté religieuse.
Or, au début du même mois, la Cour européenne des droits de l’homme avait interdit la présence de crucifix dans les écoles publiques italiennes, et cela également au nom de la liberté religieuse ; et ce décret était approuvé par ceux-là même qui critiquaient la tenue du référendum suisse ! Quelques jours après celui-ci, une commission parlementaire espagnole proposait de préparer une loi bannissant les crucifix des écoles publiques tandis que le parlement polonais votait une motion de protestation en sens contraire [1], puis, le 17 décembre, les parlementaires européens se divisaient sur le droit d’une institution européenne à intervenir contre des « symboles [qui] appartiennent à la tradition et constituent l’identité [d’une nation] ainsi qu’un aspect unificateur d’une communauté nationale » [2].
Ce projet de résolution européenne offrait pourtant l’avantage d’éloigner le débat de la notion de « liberté religieuse », qui présente une géométrie dangereusement variable, selon qu’il s’agit d’encourager les signes religieux à occuper l’espace public quand ils sont islamiques ou de les interdire quand ils sont chrétiens. Cette attitude révèle combien certaines positions étaient dictées par la crainte, c’est-à-dire par des menaces intériorisées et, en l’occurrence, sans fondement. Certains groupes islamistes ne cachent pas leur stratégie d’intimidation, voilée ou non – c’est leur fond de commerce. Les faits ont démontré une fois de plus que la crainte est mauvaise conseillère.
Liberté religieuse et liberté « des religions »
Notre propos n’est pas de mettre en cause les responsables des milieux politiques et journalistiques qui, en cette affaire, ont fait preuve d’une hypocrisie certaine. Leur indépendance est, on le sait, très limitée, et on sait également que les médias sont des entreprises qui, aujourd’hui, ne font plus que refléter la position de ceux auxquels elles appartiennent. La question à poser est plutôt celle du concept de liberté « religieuse » ou « des religions » qui a été employé en deux sens opposés. C’est autour de ce concept que s’est nouée l’hypocrisie, et à deux niveaux.
D’abord, l’idée de créer un ensemble appelé « les religions » est né dans le contexte de l’idéologie des Lumières, puis dans celui du positivisme du XIXe siècle : sous une apparence scientifique (et en particulier sociologique), il s’agissait d’asseoir la position athée face, donc, aux « religions » (conceptualisées en bloc) [3]. Mais que vaut le concept même de « religions » (au pluriel) ? Personne n’a jamais été en mesure de le définir. Pire : on ne se risque même plus à imaginer quels points seraient communs à tout ce qui est catalogué comme « religion », l’islam et l’hindouisme traditionnel par exemple. Pourtant, on continue à utiliser ce concept que tous les chercheurs savent vide.
Ce premier niveau d’hypocrisie va très loin : si l’on définissait la « religion » comme système de représentation du monde centré sur une histoire de Salut qui doit s’accomplir (ce qui vaut à peu près pour le judéo-christianisme, assurément pour tous les phénomènes idéologico-religieux apparus ensuite mais pas du tout pour les croyances et rites antérieurs), il faudrait dire que l’athéisme est une religion, ou a donné naissance à divers mouvements tout à fait religieux, s’appuyant sur des fidèles ayant une « foi » en un ou des sauveurs, et unis dans des « partis ». Comme par exemple le positivisme, le communisme, ou d’autres encore. Raymond Aaron a parlé de « religions séculières », tandis que Marcel Gauchet préfère les appeler des « anti-religions religieuses ». Cependant, leurs analyses ne passent pas le mur des médias actuels qui continuent à asséner au public le concept de « religions » opposé à celui d’athéisme ou plutôt – nouveauté oblige – à celui de « citoyenneté », qui n’est rien d’autre que celui, relooké, de l’athéisme néolibéral.
L’autre niveau de l’hypocrisie est lié à l’utilisation même du concept : il consiste à établir imaginairement une base commune entre « les religions » en niant leurs divergences radicales, en particulier entre le christianisme et l’islam. C’est ainsi que l’athéisme moderne s’est toujours justifié (par rejet de l’un et de l’autre), en particulier dans sa forme néolibérale aujourd’hui dominante.
Est-ce là une attitude scientifique ? Celle-ci consisterait plutôt à essayer de comprendre chacun des phénomènes dont on parle, selon leurs textes et leur histoire respectifs. Ce n’est pas pour rien que le phénomène « islamique » a pris le nom de islâm qui signifie soumission : un jeu de domination-soumission préside à toutes les réalités proprement « islamiques », qu’il s’agisse de l’attitude face à Dieu (ce qui est fondamental) ou des relations sociales et même familiales et conjugales (qui en découlent). L’image du Dieu qui écrase l’homme détermine l’idéal à vivre sur une terre, qui doit Lui être soumise [4].
À l’opposé se situe l’idéal chrétien, fondé sur une image biblique de Dieu qui est elle aussi tout autre. Ces quelques passages des évangiles – des paroles de Jésus – sont caractéristiques :
« Heureux ces serviteurs que le maître à son arrivée trouvera en train de veiller. En vérité, je vous le déclare, il prendra la tenue de travail, les fera mettre à table et passera pour les servir » (Lc 12,37). « De même, vous aussi, quand vous avez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : Nous sommes des serviteurs quelconques. Nous avons fait seulement ce que nous devions faire » (Lc 17,10).
On ne peut pas exprimer plus fortement l’idéal de service de Dieu et des autres :
« Les chefs des nations tiennent celles-ci sous leur pouvoir, et les grands sous leur domination. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu’un veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur, et si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit votre esclave. C’est ainsi que le Fils de l’Homme est venu non pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mt 20,26-28 ; Mc 10,42-45). « Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Qui s’élèvera sera abaissé, et qui s’abaissera sera élevé » (Mt 23,11-12). « Que le plus grand parmi vous prenne la place du plus jeune, et celui qui commande la place de celui qui sert. Lequel est en effet le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert ? N'est-ce pas celui qui est à table ? Or, moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert » (Lc 22,26-27).
Tout sociologue ou anthropologue devrait trouver ici le principe qui inspire les réalisations chrétiennes, et qui sont à la base des progrès sociaux : quand une société essaie de se donner le service mutuel pour idéal, elle progresse rapidement, y compris au plan des connaissances – que ce soit en Orient ou en Occident –, même si elle ne devient pas parfaite pour autant. Quand s’introduisent ou s’imposent peu à peu des principes tels que l’enrichissement à tout prix ou la soumission à ceux qui disent détenir la clef du futur, la société civile ne tarde pas à dépérir au seul profit d’un petit nombre, et la vie du plus grand nombre vire au cauchemar.
L’amalgame propre au concept de « religions » est le pire aspect de l’hypocrisie. Il n’existe ni justice ni État de droit sans l’exercice de la rationalité. Or la raison nous dit que les principes respectivement à la base du christianisme et de l’islam sont contraires l’un de l’autre, et donc que le pouvoir civil a le droit et le devoir d’en tenir compte. Le souci du bien commun commande de favoriser l’exercice du premier, tandis qu’une grande réserve s’impose quant au second (que l’État n’a certes pas à subventionner).
Accueillir l’étranger, c’est lui permettre d’apporter ce qu’il a de meilleur en le rétribuant en conséquence, et aussi l’aider à se défaire des conditionnements qui seraient une menace autant pour lui-même et sa famille que pour la société qui l’accueille. C’est à ce point de vue et d’analyse que la question de la multiplication des minarets dans l’espace public doit être jugée, à l’intérieur d’une gestion politique générale de cet espace (trop souvent vendu à la publicité commerciale, elle aussi discutable). Toute position autre ne relève pas de la raison, mais plutôt de certains a priori affectifs ou idéologiques, et parmi ces derniers, le concept des « religions » n’est pas le moindre.
La position des évêques suisses exprimée le 2 décembre reflétait de tels a priori, en plus d’un réflexe de boutiquier : ils voyaient dans le jugement de la Cour européenne et dans la votation une commune « pression exercée contre la visibilité des religions », comme si, diable ! les Suisses allaient s’en prendre tout à coup à leurs clochers. Soyons sérieux. S’il existe une menace, ce serait plutôt celle de blâmer la votation tout en approuvant le jugement de la Cour européenne, selon une logique sournoise visant d’une part l’identité culturelle de la population (ce que d’aucuns ont souligné) et d’autre part, contribuant à l’emprise de groupes islamiques sur la société. Cette logique de manipulation, on la voit à l’oeuvre de la part de régimes autoritaires non européens... notamment en Algérie depuis 1984, quand le pouvoir a lancé sa politique à la fois d’islamisation et d’arabisation pour mieux contrôler la population – on sait la terrible guerre civile qui en a résulté.
Mais ceci est sans doute jugé trop compliqué pour les évêques suisses. Y aura-t-il une âme charitable pour leur expliquer, avec des mots simples, 1/ que « les religions », ça n’existe pas, 2/ que les cultes religieux pré-chrétiens n’ont rien de commun avec les phénomènes post-chrétiens (entre-temps, il y a eu le judéochristianisme, qu’ils sont supposés connaître), et 3/ enfin, que les belles intentions politiquement bien correctes, que nul ne leur contestera, mènent rarement au paradis ?
Un dernier point : personne ne leur demande d’assister à une cérémonie de pose de la première pierre d’une mosquée – pardon, c’est dans un pays à l’ouest de la Suisse que cela s’est passé.

* Le Fr. Edouard-Marie Gallez fsj, est docteur en théologie et en histoire des religions, auteur de Le Messie et son Prophète (Ed. de Paris).


[1] AFP, 3 décembre 2009 pour les deux dépêches. [2] Cf. Parlement européen, la bataille des crucifix, Libertepolitioque.com, 18 décembre 2009. . [3] Il s’agissait également, au moins dans un certain courant, de légitimer des revendications quant à la mainmise sur l’espace public et sur l’éducation des enfants, au nom d’un État qui devrait être anti-religieux et qui, en France, a banni toutes les congrégations chrétiennes entre 1905 (mais pour certaines depuis 1885) et 1920, tandis qu’en Union soviétique commençait l’épuration anti-chrétienne et ses millions de morts. On ne peut pas dissocier le courant athée des horreurs qui ont ensanglanté le XXe siècle au nom précisément de telles revendications. [4] Pionnier de l’anthropologie, Claude Lévi-Strauss a consacré quelques analyses assez pointues au phénomène islamique, mais il ne paraît pas en avoir saisi le principe – à croire qu’il ne voulait pas ouvrir le Coran (voir les pages 463-469 de Tristes tropiques, rééd. 2001).

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